Oser gagner de l’argent

Ce n’est qu’au cours des années 80 que les femmes ont pu emprunter en leur nom propre. Comment s’étonner, alors, qu’elles entretiennent aujourd’hui un rapport distant avec l’argent ? Un héritage ou des économies qui dorment, un projet d’entreprise freiné, une assurance vie ou plan retraite délaissé… Lorsqu’il s’agit d’investir ou de faire fructifier son patrimoine, les solutions sont pourtant nombreuses, à condition d’investir sans complexe ce territoire historiquement occupé par les hommes.

Sur son appli bancaire, Caroline, 45 ans, responsable de communication, fait et refait ses comptes. « Mon livret A et mon LDD ne rapportent que 0,75 %. Mon assurance vie, plus grand-chose non plus… » Des économies grignotées en outre par le taux d’inflation, comme le martèle une presse économique peu lue par les femmes, tant le sujet paraît austère, complexe, réservé aux initiés. Caroline, qui s’inquiète pour son avenir (tout peut arriver), tente de s’informer sur les SCPI, ces actionActionC’est une part de société dans laquelle une personne investit. Acheter une action, c’est donc mettre un capital à la disposition de l’entreprise, qui, à la fin de l’exercice financier, peut reverser une part de ses bénéfices (appelée « dividende ») à ses actionnaires.s dans l’immobilier d’entreprise, qui, elle l’a lu sur Internet, rapportent jusqu’à 7 % par an pour certaines.

« Mais je n’y comprends rien. Comment savoir si c’est un bon moyen de s’enrichir un peu ? »

Elle n’est pas la seule à se sentir dépassée, « nulle en fric » :

Selon une étude ING focus patrimoine, 34 % des femmes ne se sentent pas à l’aise pour faire fructifier leurs avoirs, contre 28 % des hommes. Ce manque de confiance en elles est aussi dû au poids de l’histoire, explique Françoise Neige, […] « Le rapport des femmes à l’argent et au patrimoine est différent de celui des hommes, qui pendant des siècles ont géré les avoirs de leurs épouses. Rappelons qu’elles ont dû attendre 1965 pour avoir le droit d’ouvrir un compte en banque sans la permission de leur mari. Et ce n’est qu’au cours des années 80 qu’elles ont pu emprunter de l’argent en leur nom propre. » Et l’histoire pèse encore.

Alix de Renty, cofondatrice du réseau Ladies Bank à la banque ODDO BHF, le confirme :

« Alors qu’on a 45 % de clientes, on voit 90 % d’hommes dans les rendez-vous, car elles envoient le conjoint, le père, le frère…

Pourquoi ? Certaines se fichent de faire fructifier leur argent : “Ça ne m’intéresse pas de claironner dans les dîners que mes actions Truc ou l’argent investi sur le fonds Machin m’ont rapporté tant.” Ou bien elles ont l’impression de voler du temps à leur travail en venant parler d’un sujet aussi personnel, intime que leur argent. Alors qu’un homme n’a aucun problème pour prendre un rendez-vous à 15 heures pour parler de ses finances. »

Conséquence de cette distance à leurs propres deniers, les femmes n’ont pas une assez bonne culture financière générale pour comprendre les mécanismes de l’épargne et de l’investissement. « 56 % seulement des femmes ont répondu correctement à notre test en finance contre 65 % des hommes », regrette Charlotte de Montpellier, économiste à la banque ING. L’une des questions posées ? « Imaginez que le taux d’intérêt de votre compte d’épargne soit de 1 % et celui de l’inflation de 2 % par an. Après un an, combien pourriez-vous dépenser avec l’argent de ce compte ? » On bute sur la réponse malgré sa calculette, alors de là à acheter des actions… Terrorisées par les yoyos boursiers, la majorité des épargnantes sont allergiques à l’idée de prendre des risques. «

Vous seriez étonnée du nombre de femmes qui laissent dormir de grosses sommes sur leur compte courant, notamment après un héritage, constate Charlotte de Montpellier. Et quand elles les placent, elles choisissent l’hyper sécurité, avec des investissements beaucoup moins risqués que ceux des hommes. Des obligationObligationC’est un titre émis par une entreprise pour emprunter de l’argent sur les marchés financiers. Détenir une obligation, c’est donc prêter de l’argent à l’émetteur qui s’engage à rembourser sa dette à une échéance déterminée et à verser un intérêt annuel (appelé « coupon »).s plutôt que des actions. Évidemment cela a des conséquences : moins il y a de risques, moins il y a de rendement. » Voilà pourquoi les hommes, déjà mieux payés que les femmes, s’enrichissent souvent plus vite qu’elles.

Les banquières que nous avons interviewées confirment : avant d’investir un euro quelque part, les femmes devraient se poser les bonnes questions. Que veulent elles ? S’assurer d’avoir de quoi vivre en cas de séparation ? Étoffer leur retraite ? Transmettre un patrimoine ? Avoir toujours du liquide disponible ? On peut aussi souhaiter « donner un coup de pouce au neveu qui monte sa petite épicerie bio, en devenant actionnaire dans sa boîte via un PEA, un plan épargne action », explique Alix de Renty. C’est du « love money, un investissement affectif » . Gagner de l’argent via des entreprises proches de ses valeurs, avec en tête le souci de l’environnement, est en effet un désir commun chez beaucoup d’investisseuses.

Les femmes font merveille à la tête des entreprises

« À côté des héritières et des “épouses de”, une nouvelle génération de femmes riches et maîtresses de leurs finances commence à apparaître, constate de son côté Françoise Neige. Elles ont fait fortune grâce à leur travail. Elles ont obtenu des postes de top management qui leur donnent accès à des systèmes d’actions gratuites, ou bien elles ont créé leur entreprise et l’ont revendue pour des montants qui justifient qu’elles s’adressent ensuite à une banque privée pour faire les meilleurs placements. » Si trop peu de femmes excellent à faire fructifier leur propre argent, elles font merveille quand elles sont aux commandes d’une entreprise :

le Femina Index 15, un portefeuille de valeurs boursières qui réunit les quinze entreprises du CAC 40, dont l’encadrement compte plus de 40 % de femmes, affiche ainsi une croissance boursière de 240 %, contre 43 % pour le CAC 40( 2). Et pourtant, les dirigeantes sont moins de 14 % à siéger dans les comités exécutifs des soixante plus grandes entreprises.

Cotées à la Bourse de Paris. Là où règne le vrai pouvoir. Même absence dans le monde des start-up : seulement 5 % des jeunes entreprises sont portées par des femmes, 10 % par une équipe mixte. Et les dirigeantes ne récoltent seulement qu’environ 2 % des fonds du capital-risque. Ce monde très majoritairement masculin ne se prive pas de décourager celles qui osent pousser ses portes.

Une misogynie inconsciente

La secrétaire d’État à l’Égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, pourrait- elle faire reculer cette misogynie inconsciente ? Elle a annoncé un projet de loi sur l’émancipation économique des femmes prévu pour 2020. « On demande encore souvent à une femme si elle a budgété les frais de garde de ses enfants dans son business plan. Cette question, on ne la pose pas à un homme entrepreneur. » La ministre a signé un partenariat de bonnes pratiques avec des banques. On ne demande qu’à y croire.

Mais la rareté des femmes dans ce milieu n’explique pas ces chiffres catastrophiques. Issue de la banque et du crowdfunding, Béryl Bès a fondé MyAnonna (du nom de la déesse grecque de l’abondance) pour, entre autres, décomplexer les entrepreneuses sur leur rapport à l’argent. Elle constate chez elles les mêmes frilosités que pour leurs finances personnelles. « Elles sont excellentes pour aller chercher 3 000 à 6 000 €, pour faire des petits projets avec des petits dossiers, tout ce que je déteste. Je leur dis d’ailleurs : “Pas de ‘petits projets’, s’il vous plaît !” Dès qu’il s’agit de parler gros sous, elles sont girl power, certes, mais avec des limites. » Elles devraient lire Sallie Krawchek. En août dernier, cette dirigeante à la Bank of America a publié une tribune lucide dans le magazine Newsweek : « Les femmes n’auront pas le vrai pouvoir tant qu’elles ne parleront pas franchement d’argent. » Elle, on peut la croire : elle a été classée 6e femme la plus puissante au monde par le magazine Forbes.

Source : Marie Claire, 7 novembre 2019

“On demande encore souvent à une femme si elle a budgété les frais de garde des enfants dans son business plan. Question que l’on ne pose pas à un homme entrepreneur.”

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